Geneviève Loiselle, « Vis-à-vis historiques », ETC, revue de l’art actuel, no 86 (juin, juillet, août 2009), p. 53-54. (Exposition Le Réfectoire d’Isabelle Laverdière, Musée naval de Québec, du 29 mai au 15 novembre 2008.)
À l’occasion du 400e anniversaire de la fondation de la ville de Québec, le Musée naval a voulu innover en matière de muséologie militaire. Ayant remisé cartes, maquettes et instruments de marine habituellement présentés en ses lieux, il a confié à l’artiste Isabelle Laverdière le soin d’élaborer une œuvre unique illustrant les conflits navals du Saint-Laurent. Connue pour son travail d’installation, l’artiste y a signé Le Réfectoire, une œuvre hybride qui, placée sous l’égide de l’institution, porte ses idéaux tout en conservant quelque distance. Multipliant les points de rencontre entre le passé et le présent, Laverdière fait stratégiquement écho, avec cette œuvre, au genre le plus traditionnellement prisé par l’État, celui de la peinture d’histoire, en empruntant aux grandes machines des Académies, tout en défaisant les codes qui ont fait leur gloire. Pas de faste ni de fioriture, par contre, pour évoquer les échanges survenus entre les marins ennemis au cours des siècles, mais le recours à une image plus triviale : celle d’un repas partagé entre convives.
Paysage et portrait
L’artiste choisit d’ériger une enceinte à l’intérieur même des murs du Musée naval de manière à ce que les visiteurs pénètrent réellement au cœur de son œuvre. De robustes toiles blanches, pareilles à celles utilisées pour les abris d’autos en hiver, circonscrivent l’espace de l’installation. À l’intérieur de ce cadre construit, un plancher de bois vieilli, des lampes fluocompactes, une trame sonore reproduisant des bruits « marins » font alterner des références au folklore, au paysage local et au regard actuel que l’artiste jette sur le passé.
La présence des invités à ce repas historique est signalée par une galerie de portraits auxquels l’artiste a associé un animal totem et une plante indigène. Faisant fi de l’exigence du mimétisme propre à ce genre, Laverdière évoque plus qu’elle ne décrit. De grands miroirs circulaires sur lesquels se découpent les silhouettes des combattants sont accrochés aux murs de toile blanche. L’artiste a fait découper, sur pellicule vinylique, le contour des portraits en buste qu’elle a retrouvés lors de ses recherches documentaires. En procédant comme tel, elle renverse la prescription du genre selon laquelle « le portrait […] ne représente pas un homme en général, mais un tel homme en particulier […] distingué de tous les autres [1] ». Ici, les traits distinctifs du visage des héros s’effacent pour laisser place à ceux du visiteur, qui voit alors son reflet s’emboîter dans le contour des silhouettes.
Vaisselle et allégorie
Le Réfectoire incarne plus précisément six moments choisis par l’artiste comme étant révélateurs des conflits navals du Saint-Laurent. Devant les sièges recouverts de laine des adversaires qui se font face, l’artiste a déposé un couvert original. De véritables trésors archéologiques, comme cette cannelle retrouvée sur le site de l’Abitation de Champlain, côtoient des pièces de vaisselle créées par l’artiste et que l’on peut reconnaître à ces petits bateaux reposant sur les rebords ou dans les creux. Au pathos et au drame de la scène d’histoire, Laverdière supplée des assiettes, des coquetiers et des verres dont la forme, la disposition et le nombre miment les forces en opposition, les combats épiques et les revers de la défaite.
À la place de l’envahisseur David Kirke, par exemple, l’artiste a déposé une œuvre de son cru aux éclats recollés. Sur le fond du couvert, Laverdière a fixé onze petits navires faits main et dont la proue pointe de l’autre côté de la table, vers l’ennemi, Samuel de Champlain. Son assiette à lui ne comporte que trois navires, évoquant ainsi les palabres qui conduiront à son départ en 1629.
Ailleurs, l’artiste couple les artéfacts par parenté visuelle. Devant le gouverneur Haldimand, qui combat les corsaires lors de la guerre de l’Indépendance, l’artiste a déposé une tasse à posset. Haldimand aurait-il goûté à cette boisson comme le suggère l’artiste? La tasse au motif rayé fait écho aux assiettes placées du côté des corsaires, et dont l’une d’elles, un faux de l’artiste, voit sillonner entre ses lignes de petits bateaux ennemis.
Laverdière se sert aussi des objets pour créer des fictions, voire faire naître dans l’imaginaire du spectateur de petites scènes de genre. Vers 1850, les critiques des salons avaient d’ailleurs observé la contamination de la peinture d’histoire par l’influence des petits genres. Les sujets jugés mineurs « vont faire dériver vers le pittoresque et l’anecdote [2] » les représentations historiques, comme le fait Laverdière en racontant la tentative d’invasion d’Hovenden Walker en 1711. « Il pensait bien réussir là où Phips avait échoué. Sa flotte se perd dans une tempête et n’atteindra pas Québec. Dépité, il retournera à son port d’attache. Était-il attendu avec un bon bol de chocolat ou un thé? », se demande l’artiste.
Noblesse et héroïsme
Mais l’histoire qui se dit ici atteste surtout de « ce qui, par sa grandeur, mérite d’être retenu, médité, imité [3] ». Selon le théoricien de l’Académie André Félibien, la valeur des sujets reposait d’ailleurs sur cet ultime critère : leur noblesse. Le 27 décembre 1944, le lieutenant Stanislas Déry sauve des eaux du golfe l’équipage entier du sous-marin allemand U-877 qu’il vient de torpiller. Outrepassant les lois de guerre, il accueille à bord le commandant Peter Heisig avec lequel il développera un indéfectible lien d’amitié.
Cette dernière histoire souligne avec un paroxysme à peine voilé que ce n’est pas l’événement qui est au cœur du Réfectoire, mais l’exemple à imiter. « La peinture d’histoire, souligne Jacques Rancière, ce n’est pas le fracas des batailles ou l’éclat des cours, mais […] Brutus méditatif sur le coin de la toile, tandis qu’apparaissent à demi seulement, à l’arrière-plan, les brancards qui portent les corps de ses fils [4]. »
Histoire et tableau
Autre écho du Réfectoire au grand genre de l’Académie : sa référence à un texte. C’est lui, en effet, « qui instaure la distinction de la peinture d’histoire […] à l’égard de tous les autres genres [5] ». Laverdière a ajouté au bas des portraits de courtes notices rédigées dans un langage volontairement familier, comme celle-ci à propos de Frédérick Haldimand :
Ce mec […] il devient gouverneur de la province en 1777. Comme on lui annonce une invasion américaine, hé bin, il envoie des sloops de guerre à la rencontre des corsaires […]. Le Viper, malgré son nom redoutable, va s’échouer près de Tourelle, en Gaspésie […].
Mais le texte, dans l’œuvre de Laverdière, c’est aussi les innombrables livres d’histoire, les œuvres commémoratives, l’autorité du Musée naval et son équipe de recherchistes. « Lisez l’histoire et le tableau, afin de connaître si chaque chose est appropriée au sujet [6] », recommandait Poussin. Comme le peintre d’histoire, Laverdière montre son adéquation aux valeurs lettrées : elle a « lu, réfléchi, pensé [7] ». À l’inverse, le feuillet explicatif créé par le Musée fournit au visiteur un aperçu de la culture à laquelle renvoie Le Réfectoire.
Nageant entre deux eaux, Laverdière « combine les sens d’histoire et leurs possibles picturaux ou plastiques [8] » par échos et renversements à l’égard de la peinture d’histoire. Tous les genres de la hiérarchie de Félibien se retrouvent dans son œuvre; aussi est-ce une installation totale, qui renvoie au plus haut rang d’un système aujourd’hui tombé en désuétude. Entre classicisme et sensorialité, héroïsme et fraternité, rhétorique déclamatoire et intelligibilité populaire Le Réfectoire vacille : d’un côté, un certain endoctrinement militaire, et de l’autre, l’appropriation finement orchestrée d’une esthétique de célébration du pouvoir.
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[1] R. de Piles, 1706, 1766, p. 204, cité dans Nathalie Heinich, « Dispersion et hiérarchie des pratiques » dans Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, Minuit, 1993, p. 87.
[2] Jean-Paul Ameline, « Introduction » dans Face à l’histoire, 1933-1996, L’artiste moderne devant l’événement historique, Catalogue d’exposition (Paris, Centre Georges Pompidou, du 19 décembre 1996 au 7 avril 1997), Paris, Centre Georges Pompidou, p. 15.
[3] Jacques Rancière, « Sens et figures de l’histoire » dans Face à l’histoire, op. cit., p. 20.
[4] Ibid.
[5] Nathalie Heinich, op. cit., p. 78.
[6] Lettre à Chantelou, 1639, citée dans Nathalie Heinich, op. cit., p. 79.
[7] D. Diderot, « Salon de 1767 » dans Œuvres esthétiques, cité dans Nathalie Heinich, op. cit.
[8] Jacques Rancière, op. cit., p. 24.
