Geneviève Loiselle, « Le dos large », ETC, revue de l’art actuel, no 90 (juin, juillet, août 2010), p. 62-63. (Exposition Le poids des objets de Raphaëlle de Groot, Le Lieu, centre en art actuel, du 20 novembre au 13 décembre 2009.)
En continuité avec son intérêt pour le non-dit et l’invisible, l’artiste montréalaise Raphaëlle de Groot s’est lancée depuis peu dans une nouvelle quête. Au centre en art actuel Le Lieu, elle présentait récemment Le poids des objets, une installation dont les éléments ont été grappillés à nos fonds de tiroirs. Par l’entremise de dons d’objets dits embarrassants, elle articule une problématique de la perception dont la finalité est celle d’une réévaluation de la non-valeur.
Ainsi pouvait-on voir, disposés ça et là, des objets légués par d’autres, mais qui auraient très bien pu nous appartenir : une robe de soirée qui sans doute n’a été portée qu’en très peu d’occasions, un vieux clavier d’ordinateur, des décorations de Noël, de la vaisselle, un nécessaire de maquillage, des bibelots de toutes sortes, etc. On le remarque, ce qui peu à peu s’entasse à la périphérie de nos vies est abîmé, suranné, ennuyant même; premier constat d’un « univers hors champ [1] » que l’artiste s’attarde d’abord à dépoussiérer.
« En amont de l’œuvre [2] », de Groot ordonne ses données. À partir d’un inventaire photographique d’objets déjà amassés [3], elle s’affaire à un classement selon des critères plus ou moins réfléchis. Au Lieu, sa récolte s’enrichit et elle se met à disposer les objets dans l’espace de diverses manières. « Peu à peu, explique l’artiste, je me suis rendu compte que j’étais en train de faire des phrases avec les objets [4]. » Au-delà de la singularité de chaque bagatelle, en effet, il y a cet interstice, cet espace laissé vacant qui nous permet de faire des liens.
Au sol, quelques objets sont sagement alignés les uns aux côtés des autres. Certains font voir leur qualité de forme comme la quille, le poignard et le vibrateur qui partagent des lignes oblongues. D’autres pointent un regroupement en regard de leur fonction : les appareils électroniques d’un côté, les tasses et les gobelets de l’autre. Ailleurs, on retrouve le fouillis caractéristique du tiroir fourre-tout alors que s’entasse, dans des cubes transparents, toute une quantité de petites choses. Puis, l’artiste semble avoir disposé des cadres et des images autour de la notion de mémoire.
Mis en relation les uns avec les autres, les objets semblent ainsi former des jeux d’esprit. La banalité de l’ensemble d’abord perçue se distille et l’on se met à se défaire de nos premières impressions. L’indésirable paraît soudain… charmant! On remarque que tel objet peut agir comme faire-valoir de l’autre. Ou alors, on se prend d’affection pour le tricycle rouillé, voisin de son pendant plus moderne. Peu à peu, et pour autant que l’on se rende disponible, de Groot nous entraîne à changer de perspective. Mis en observation, les objets acquièrent ainsi une certaine densité conceptuelle que l’artiste relance, d’autre part, en racontant leur histoire.
Sur de petites fiches épinglées au mur, de Groot rapporte une série de phrases issues de ses échanges avec les donateurs. Certaines situent l’objet confié au cœur d’une anecdote. D’autres expliquent la place, physique ou psychologique, qu’il occupait chez son propriétaire. « C’était un cadeau de mariage, fait à la main, spécialement pour nous », peut-on lire sur l’une des fiches. « Nous ne l’avons jamais accroché », précise-t-elle. Libre à nous, ensuite, de dénicher parmi le lot, ce que l’on imagine comme pouvant être un cadre… plus ou moins joli! Parfois, le témoignage exprime simplement un sentiment sans que l’on puisse identifier l’objet auquel il renvoie. « Je l’ai aimé, mais, maintenant, il est temps de m’en séparer », peut-on lire, en ce sens. Il est aussi question d’oubli, d’une ancienne petite amie, d’un voyage depuis la Chine et d’un cadeau de fête qui, maintenant, « donne la chair de poule ». Anonymes, les donateurs de ces trésors déchus sont entrés dans le jeu de de Groot de vouloir faire sens de toute cette matière. Ils parlent des objets en des termes parfois ternes, expriment l’ambivalence des sentiments à leur égard et se racontent aussi, par ricochet. Ainsi se déploie, au travers de l’évocation de ces histoires, la complexité des liens sociaux qui se tissent au-delà du marché.
« Au cours de ces échanges, explique l’artiste, je me suis rendu compte que l’on faisait porter aux objets tout un poids qui, en fait, ne les concerne pas. Par cette occasion qui s’est présentée à eux, dit-elle, certains participants ont perçu le don comme un investissement. D’une certaine manière, ils se sont délestés de quelque chose qui les agaçait [5]. »
Et ce malaise, l’artiste, elle, s’en accommode. Elle l’a d’ailleurs illustré en s’adonnant à une performance lors de la soirée du vernissage. En s’accrochant au corps une dizaine d’objets puisés à même ses trouvailles, elle s’affiche en « personnage sculptural [6] » dont l’aisance des mouvements est compromise. Une posture qui nous rappelle ses accoutrements d’En exercice (2006) alors qu’elle s’affublait de résidus d’atelier afin de provoquer autre chose qu’une action contrôlée. Ici, elle exprime une sorte d’état limite, un embarras exacerbé qui réfère à notre incapacité de gérer le poids de parcelles de vies devenues superflues.
Exposant ce que l’on n’avait pas encore osé jeter, de Groot restitue au domaine du regard ce qui constitue en quelque sorte l’espace négatif d’un présent en perpétuelle reconfiguration. En s’engageant d’autre part à porter ailleurs tous ces objets, elle se soustrait aussi à l’économie. Le dos large, elle s’embarrasse de nos vieilleries. Elle réintroduit cependant comme autre signifié ce que Jacques T. Godbout, dans la foulée de Karl Marx, nomme la valeur de lien dans la question du don.
« Dans le cadre de la circulation marchande des choses, dit-il, les économistes distinguent la valeur d’usage et la valeur d’échange. La valeur d’usage exprime l’utilité de ce qui circule pour le receveur. La valeur d’échange compare les choses qui circulent indépendamment des autres valeurs. La circulation par le don oblige à tenir compte d’un troisième type de valeur, qu’on peut appeler la valeur de lien. La valeur de lien exprime l’importance de la relation qui existe entre les partenaires, l’importance de l’autre indépendamment de ce qui circule [7] ».
De Groot ne célèbre donc pas les objets de son exposition, qui d’ailleurs, sont présentés pour la plupart sans socle ni cadre. Bien sûr, ici, « la notion de l’objet esthétique entendu dans sa spécificité matérielle et signifiante est mise en cause [8] ». Mais l’artiste ne fait pas qu’exposer nos restes de vie, elle en relève aussi le sous-texte.
« Ce qui guide mes choix, explique de Groot, c’est d’abord un rapport au réel, à la vie ici-bas. Comme beaucoup d’artistes, je joue avec ce que je sais être et ne pas être de l’art. Je pose des actes réfléchis qui dialoguent avec l’histoire, le langage, la théorie, le milieu, la contemporanéité. Mais je lutte pour que ce jeu ne soit pas une fin en soi, parce que ma raison d’être se trouve avant dans les relations réelles, celles que j’établis concrètement avec le monde, avec les gens [9]. »
Ainsi, de Groot orchestre plutôt une œuvre « qui se déplie entre processus et documentation, entre ce qui réside dans l’intangible et ce qui prend corps dans la matière [10] ». Dans cette optique, la valeur de lien apparaît comme d’autant plus manifeste en raison de la nature apparemment insignifiante des objets exposés. Mais aussi, les conditions d’émergence de l’œuvre contribuent à faire ressurgir cette troisième valeur : l’artiste accordant une attention particulière à l’écoute lors de ses rencontres avec les donateurs.
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[1] Texte de démarche de l’artiste.
[2] Louise Déry, Raphaëlle de Groot. En Exercice, Catalogue d’exposition (Montréal, Galerie de l’UQAM, du 24 février au 1er avril 2006), Montréal, Galerie de l’UQAM, p. 31.
[3] La collecte d’objets embarrassants de l’artiste a débuté lors d’une résidence au début de 2009 à la Southern Alberta Art Gallery.
[4] Entrevue avec l’artiste réalisée le 17 janvier 2010 à Montréal.
[5] Entrevue avec l’artiste, op. cit.
[6] Louise Déry, Op. cit., p. 39.
[7] Jacques T. Godbout, Ce qui circule entre nous, Paris, Éditions du Seuil, p. 117.
[8] Sandra Grant Marchand, « Entre l’objet et le projet » dans La Collection : tableau inaugural, Montréal, Musée d’art contemporain de Montréal, 1992, p. 261.
[9] Louise Déry, Op. cit., p. 45.
[10] Louise Déry, Op. cit., p. 25.
