Dérive

Geneviève Loiselle, rédaction de l’opuscule de l’exposition Dérive de François Quévillon, présentée par la Galerie Verticale de Laval, du 24 mars au 28 avril 2012, au 503, boul. de la Concorde Ouest, Laval.

Dérive, une installation interactive de François Quévillon, non seulement répond à la promesse de réalité augmentée inhérente à plusieurs œuvres issues des nouveaux médias, mais offre aussi, grâce à sa technologie complexe, une expérience autre. Bien à propos, son titre suggère l’idée d’un déplacement. Aussi est-il aisé de la situer par un jeu de références.

En continuité avec ses œuvres précédentes, Quévillon articule, dans Dérive, des éléments fixes et d’autres, variables. Ici, l’objet d’étude, soit la ville – plus précisément Montréal, Sherbrooke, Orléans, Lyon et New York [1] –, en est le constituant immuable, du moins en regard de ses bâtiments, qui s’inscrivent nécessairement dans un idéal de durée. Mû par un désir de préhension globale, l’artiste multiplie d’abord les prises de vues photographiques. Alors que tout regard est unique et limité – puisqu’il fractionne l’espace observé, choisit ce qu’il regarde –, Quévillon, en contrepartie, arpente la ville aussi minutieusement qu’un cartographe. Par des milliers de clichés — panoramiques, en plongée et en contre-plongée —, il la scrute sous tous les angles, l’analyse sous toutes ses coutures.

Dans l’espace d’exposition, la ville est rendue sur l’écran, dans toutes ses dimensions, au moyen d’un procédé de photogrammétrie qui rassemble les multiples perspectives. De plus, cette « ville autre » est schématisée en une pixellisation, un nuage de points plus ou moins lumineux qui se détachent par contraste. Pourrait-on ici tracer un parallèle entre ce procédé d’atomisation, également utilisé par l’artiste dans ses œuvres précédentes, dont Chronoscopies et Les attracteurs étranges, et les pigments de la peinture? Sur un mode métaphorique, le liant serait, dans ce cas, les connexions et logiciels qui permettent à la ville de devenir un paysage interactif.

L’écran fixe engage le corps en mouvement : le visiteur peut s’en approcher, s’en éloigner. Une caméra scrute ses déplacements afin que défilent les vues de la ville à son rythme, simulant un vol d’oiseau. La ville immuable n’est plus : elle est appréhendée dans son ensemble. Voyageant par grands bonds dans un espace transposé, irréel, le spectateur agit alors tel un pivot. Car ici, Quévillon lâche son objet d’étude : de nouveaux éléments entrent en ligne de compte, brossent un tableau différent, transforment la ville en une entité mouvante. En effet, des données environnementales captées en temps réel sur le Web modifient le grain de la toile, en constante redéfinition selon la direction et l’intensité du vent, la température, la nébulosité ou la luminosité, par exemple.

La ville de Dérive est ainsi tiraillée entre deux états, soit l’immuabilité de ses bâtiments et la variabilité des données météorologiques recueillies. Si l’on veut approfondir la référence à la peinture, on pourrait même renvoyer à la querelle qui eut lieu en France, à la fin du XVIIe siècle, entre les partisans du dessin et ceux de la couleur [2]. Mais l’œuvre de Quévillon est résolument contemporaine : Dérive offre une expérience augmentée de la réalité précisément parce qu’elle permet de transcender les limites du regard humain. Et si Dérive relève de la tradition du paysage, celui-ci est cependant vaste, ouvert : ici, ce n’est pas telle lumière qui compte sous telle ruine ni la touche qui érige l’aura de l’artiste.

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[1] Élaborée en 2010 à Labomédia (Orléans, France), dans le cadre du programme de résidences Géographies variablesDérive fut présentée lors du festival Espace [IM] Média (Sherbrooke, septembre 2011) et au festival Expériences Numériques (Lyon, novembre 2011).

[2] Voir à ce propos Bernard Teyssèdre, Roger de Piles et les débats sur le coloris au siècle de Louis XIV, Paris, Bibliothèque des Arts, 1957, 683 p.